Brève histoire de la langue espagnole et de la langue italienne

Publicado el: juin 14, 2023

Par Daphné Morin

Si les langues de ce monde peuvent être représentées sur les branches d’un arbre immense, l’étymologie est le dendrologue qui en cherche le tronc. Pour emprunter les mots d’un grand personnage littéraire, on ne saurait articuler ici le quart de la moitié du commencement de ce que l’on sait sur la famille élargie de notre propre langue, soit celle des langues romanes.

Dans le cadre de cet article, nous nous en tiendrons alors à un bref regard sur la parenté lointaine de deux de nos cousines linguistiques, soit l’italienne et l’espagnole. Nous décrirons sommairement l’influence de quatre des substrats qu’elles ont en commun : le préromain, le latin, le germanique et l’arabe. Au passage, nous relèverons autant de ressemblances que de distinctions intrigantes pour faire un survol du thème. Qu’on nous pardonne une tendance à nous baser sur l’espagnol pour tirer certaines conclusions : il s’agit d’une déformation professionnelle!

1. Substrat préromain

Le substrat préromain des langues espagnole et italienne est, à première vue, assez différencié. En effet, elles ne partagent très directement à ce niveau que l’influence du grec, dont les locuteurs, à l’Antiquité, se sont installés d’abord au sud de la péninsule italienne, puis dans le nord-est de la péninsule Ibérique. D’ailleurs, cette présence des Grecs en actuelle Italie a été propice à ce que le latin emprunte lui-même des mots au grec et les transmette aux langues romanes qui en sont nées : pour ne citer qu’un exemple commun, le mot grec phállaina (fr. baleine) est devenu ballaena en latin, puis ballena en espagnol et balena en italien.

Au-delà de cela, les peuples ayant habité les actuels territoires espagnol et italien avant la Conquête romaine étaient bien distincts : par exemple, on ne parlait ni sabin, ni volsque, ni marse, èque, véstinien ou encore marrucin sur la péninsule Ibérique (Walter 32). Cependant, il faut dire que les lignes se brouillent un peu lorsque l’on considère que certaines langues préromaines de la péninsule italienne, de la même manière que le grec, ont fait des prêts au latin, qui a ensuite servi de base à la fois à l’italien et à l’espagnol.

Ainsi, Walter souligne que le mot casa, qui signifie maison à la fois en latin, en italien et en espagnol, serait hypothétiquement un prêt du groupe linguistique osco-ombrien (261). Il en irait de même pour lupus (fr. loup), qui a donné l’espagnol lobo et l’italien lupo, et lacrima (fr. larme), qui a donné l’espagnol lágrima et l’italien lacrima (262). Cependant, outre cette chaîne d’origines croisées qu’il ne nous sera pas donné d’aborder en profondeur, on peut à tout le moins ajouter que l’espagnol a subi certaines autres influences qui ont échappé à l’italien. Mis à part les traces celtes, ibères, phéniciennes et carthaginoises qui se reflètent toujours dans la langue, citons l’influence de la langue basque, à laquelle l’espagnol doit certains de ses mots les plus courants (comme izquierda, fr. gauche).

2. Substrat latin

Ainsi que toutes les langues romanes, l’italien et l’espagnol sont nées du latin vulgaire, une variante vernaculaire se distinguant du latin classique de la littérature. C’est ce latin que les soldats ont emmené par-delà leurs frontières tout au long de l’expansion romaine, qui s’est étendue sur cinq siècles. Le moment auquel les Romains sont parvenus aux différentes contrées dans lesquelles se sont formées les langues romanes explique que certains mots du lexique de ces dernières varient. Par exemple, alors que les Romains sont arrivés sur la péninsule Ibérique dès 218 av. J.-C. et que la province d’Hispania a fait partie de l’Empire à partir de 197 av. J.-C., c’est en 120 av. J.-C. qu’ils ont fondé leur première province dans le sud de la Gaule. En un siècle, l’usage à Rome avait eu le temps de subir des changements qui ne se sont pas diffusés dans la lointaine région hispanique : c’est pourquoi l’espagnol pierna (du latin perna), par exemple, est si différent de l’italien gamba et du français jambe (du latin tardif gambam) (Pato).

Nombreux sont les changements phonétiques, morphologiques, ou encore lexicaux s’étant produits pour donner naissance aux sœurs romanes : nous ne saurions les répertorier tous.  Sur le plan grammatical, on pourrait mentionner, parmi les transformations les plus importantes, la perte du genre neutre (qui a laissé sa place aux seuls masculin et féminin que nous connaissons aujourd’hui) et des déclinaisons (tombées à la faveur des prépositions) ainsi que la création d’un futur « composé » (correspondant à ce que l’on appelle aujourd’hui le futur simple) employant comme terminaisons les conjugaisons du verbe habere (Pato; Walter 251). Pensons par exemple au futur simple du verbe aimer, dont la 3e personne du singulier se conjugue aimera en français, amará en espagnol et amerà en italien.

Ces changements-ci, l’espagnol et l’italien les partagent : il en est d’autres au niveau desquels les deux langues se distinguent. Penchons-nous par exemple sur le domaine de la phonétique : les paires lágrima/lacrima et lobo/lupo démontrent à merveille la façon dont les occlusives latines sourdes se sont sonorisées en espagnol, mais demeurées telles quelles en italien. De plus, la langue espagnole est dite bêtaciste, c’est-à-dire qu’elle confond le [b] et le [β] ou le [v]. Une rectification orthographique datant de 1726 fait en sorte que les lettres -b- et -v- existent toutes deux en espagnol et concordent aujourd’hui avec la graphie latine d’origine; n’en demeure pas moins que les sons qu’elles représentent se confondent. Exemplifions le tout à partir d’un mot qui n’a pas été corrigé : abogado vient du latin advocātus (fr. avocat), qui a donné l’italien avvocato. Pour conclure, on pourrait ajouter qu’au niveau vocalique, les voyelles ouvertes latines, dans leur passage à l’espagnol, ont diphtongué même lorsqu’elles étaient entravées, phénomène qui ne s’est pas produit en italien. Par exemple, le latin herba est devenu hierba en espagnol, mais erba en italien.

3. Substrat germanique

L’espagnol et l’italien partagent également le fait d’être nés sur un territoire ayant connu les invasions barbares dès le Ve siècle. L’italien comporte donc des apports des Longobards, des Ostrogoths et, plus tard, des Francs (Walter 265). Quant à l’espagnol, y existent toujours des traces de la langue des Suaves, des Alains et, surtout, des Wisigoths.

Les emprunts de nos deux langues aux peuples germaniques ne sont évidemment pas tous les mêmes : Walter cite de nombreux termes italiens d’origine longobarde qui, logiquement, ne ressemblent en rien à leurs équivalents espagnols (à moins d’emprunts à travers l’italien lui-même ou d’autres langues, il faudrait, pour cela, que les Longobards aient séjourné dans la péninsule Ibérique!). Cependant, il demeure possible d’établir entre elles une série de correspondances due à cette période partagée d’influence germanique. Mis à part le mot groupe, que l’espagnol grupo a emprunté à l’italien gruppo, les plus accessibles de ces termes appartiennent toutes au champ lexical militaire : en voici donc une petite liste à titre d’exemple.

ItalienEspagnolFrançais
elmoyelmoheaume
guardiaguardiagarde
guerraguerraguerre
spiaespíaespion
treguatreguatrêve
Petite liste de vocabulaire militaire italien et espagnol (voire même français!) issu des langues germaniques

4. Adstrat arabe

On ne peut concevoir la langue espagnole sans l’importante présence arabe qui, entre le VIIIe et le XVe siècle, a cohabité sur la péninsule avec les royaumes chrétiens et leurs langues romanes. Non seulement les échanges culturels et savants ont-ils été considérables, mais on chiffre également à environ 4000 termes le lexique espagnol provenant de l’arabe. Inutile, donc, de vouloir tous les répertorier!

Or, il se trouve que l’italien a lui aussi bénéficié d’apports de l’arabe; cette fois, en raison de l’occupation de la Sicile entre les IXe et XIe siècles, dont les effets se sont fait ressentir au-delà de cette plage temporelle. En effet, Walter écrit :

[…] malgré l’arrivée des Normands en 1091, l’arabe n’avait pas disparu. En effet, les rois normands s’étaient entourés de conseillers, de poètes, d’artistes, de médecins, d’historiens, de géographes d’origines diverses, où brillaient d’un éclat particulier ceux de langue arabe. (266)

Là où les religions chrétienne, musulmane et juive ont cohabité en Espagne durant tout le Moyen Âge, donnant lieu à la création d’instances intellectuelles telles que l’École des traducteurs de Tolède, elles se sont également côtoyées à la cour de Sicile : Walter explique que c’est pour cela que « […] de nombreux éléments de vocabulaire d’origine arabe se sont introduits dans la langue italienne en formation » (268). Du commerce aux diverses branches de la science en passant par le domaine alimentaire, plusieurs champs lexicaux s’en sont enrichis : en voici à nouveau quelques exemples sous forme de tableau. Tous ne se ressemblent pas au premier abord, mais un coup d’œil rapide à la racine arabe ne laisse planer aucun doute! On y observera certaines particularités de l’espagnol, soit la tendance à agglutiner l’article arabe a- ou al- au mot d’origine (également observable en italien, quoique de façon moins systématique) et l’assourdissement des consonnes sifflantes (almaẖzán > almacén / magazzino). Le premier de ces phénomènes explique qu’il y a deux termes dans la colonne dédiée à l’arabe : aux côtés de la forme propre à l’arabe classique figure celle de l’arabe hispanique.

ItalienEspagnolArabeFrançais
doganaaduanadīwān / addiwándouane
magazzinoalmacénmaẖzan / almaẖzánentrepôt
tariffatarifata‘rīfah / ta‘rífatarif
albicoccaalbaricoqueburqūq / albarqúqabricot
cifracifrasifrchiffre
almanaccoalmanaquemanah / almanáẖ almanach
Petite liste de vocabulaire italien et espagnol issu de l’arabe

Conclusion

Somme toute, il est surprenant de constater comme, à travers les siècles, l’espagnol et l’italien ont pu coïncider par la force de l’histoire, tout en maintenant certaines distinctions au point où leur degré d’intercompréhension actuel est fort relatif. Pour faire un portrait complet de leur évolution, il importerait évidemment de tenir compte des époques postérieures au Moyen Âge pour se pencher, entre autres, sur l’influence du français et, plus récemment, de l’anglais. On retiendra toutefois de ce court exercice que sous les racines de nos langues se cache une mine de connaissances se réverbérant jusqu’à nous à travers elles; et dont on ne percera sans doute jamais tous les secrets, certes, mais dont les seuls reflets d’avèrent d’une inouïe richesse.

Références

Pato, Enrique. Notes de cours : ESP3517 – Histoire de la langue espagnole [non publiées]. Université de Montréal, 2020.

Real Academia Española. Diccionario de la lengua españolahttps://dle.rae.es/.

Squillacioti, Paolo [directeur]. Tesoro della Lingua Italiana delle Originihttp://tlio.ovi.cnr.it/TLIO/.

Walter, Henriette. Minus, lapsus et mordicus. Nous parlons tous latin sans le savoir. Points, 2014.

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